Envoyé par Pluton :





Cet après-midi, promenade sous un ciel uniformément pur, à travers les champs enneigés et miroitants, avec les trois pépères (désolé, Brgotte, mais le masculin l'emporte ; en tout cas dans cette maison et tant que je serai vivant). Bien entendu, dès que délaissé, Swann est parti à courir, harcelé par Bergotte. Elstir les suivait, mais, bientôt, il s'arrêtait à une sorte de frontière invisible, lorsque les deux autres prenaient trop d'avance sur lui et que, par ailleurs, il devait se juger trop loin de nous. Auquel cas, il demeurait sur place, jusqu'à ce que les deux adultes fassent demi-tour et reviennent en galopant vers nous. Dès qu'il estimait que la distance était de nouveau raisonnable, Elstir se remettait à courir dans leur direction. Puis, tout le monde repartait dans l'autre sens – et la neige finement glacée craquait sous nos semelles.
Hier, première neige pour Elstir, ainsi qu'on l'a vu. Apparemment, il a aimé, puisque, depuis ce matin, c'est à peine si on l'a vu dans la maison. Du reste, à l'heure où nous mettons sous presse, la tempête fait rage, les flocons tourbillonnent comme des crétins modernes dans une pride-parade, il fait un froid de gueux. Ce qui n'empêche pas les trois pépères d'être depuis une demi-heure confortablement couchés dans la neige, les deux aînés rongeant consciencieusement leurs os respectifs. Cependant qu'Elstir...
De souche, c'est vraiment beaucoup dire : recevant son pedigree hier, Catherine s'est aperçue qu'une partie des ascendants d'Elstir venaient vraisemblablement du Portugal, si l'on en juge par l'orthographe de leur nom. Le plus étonnant est que l'un de ses arrières-grands-pères lusitaniens s'appelait Swann.
Depuis maintenant cinq semaines que Monsieur Biche est chez nous, trois par jour nous pesons ses croquettes sur la balance murale de la cuisine. Bien entendu, il ne lui a pas fallu longtemps pour relier le bruit de l'instrument que l'on ouvre avec l'imminence du repas. Ce soir, parce qu'elle avait besoin de peser les coquillettes de notre repas, Catherine a actionné la balance. Immédiatement, pensant sans doute à un rab inespéré, une demi-heure après son dîner, Elstir s'est précipité vers la cuisine, alors même qu'il semblait profondément endormi.
Si je tenais le vétérinaire bas-normand qui nous a donné un jour ce conseil... « Donnez-lui de très gros os de bœuf à ronger : il n'aura jamais de problèmes de dents... » Certes, d'un point de vue strictement parodontologique, il avait raison. Mais pour le reste... Combien de fois, Catherine et moi, avons braillé cette phrase, intimé cet ordre, clamé cette interdiction : Dehors, le nonosse !
En aucun cas à ça. Ce que vous voyez là est un chien intensément vivant, mais endormi. Et qui dort dans la position de son ethnie (j'ai failli écrire “de sa race”, mais je ne tiens pas à voir les nègres subventionnés du CRAN me tomber sur le poil : donc, je fais comme tout le monde désormais, j'emploie les derniers mots autorisés, pendant qu'ils sont encore autorisés – et je baisse les yeux comme on m'a appris). Il se trouve que Balbec, de la même ethnie des bouviers bernois (des chiens suisses : des connards d'extrême-droite opposés aux minarets, des chiens comme on les aime, quoi : il ne leur manque que le brassard nazi à la papatte avant droite..) dormait exactement dans la même position. Exactement. D'une certaine manière il revit, dans cette petite peluche – et, d'une certaine manière, nous revivons aussi. Moi notamment, car ce chien disparu reste vibrant, même si cela semble stupide à beaucoup. Il me semble que je pourrai bien entasser les chiens les uns sur les autres, pendant le peu qu'il m'est imparti, Balbec demeurera vivant, et chacune de ses postures, imitée par la peluche actuelle, restera gravée et palpitante.
Virés manu militari par Catherine de la maison – pour cause de ménage –, les chiens viennent de me demander l'asile politique dans la Case : je le leur ai accordé sans barguigner, ils sont là tous les trois, les deux adultes couchés et Elstir jouant avec une feuille morte, l'une de celles qui jonchent le sol de ce bureau après le vent des derniers jours.