vendredi 20 novembre 2009

La meute accède à l'immortalité littéraire (mouais, enfin...)



- Si vous le voulez bien, nous allons à présent monter dans les étages, c’est-à-dire les parties habitées du château, proposa leur guide lorsqu’elles eurent fait le tour des deux salles.
- C’est vraiment superbe, je n’avais encore rien vu de pareil... murmura Liselotte, qui restait en contemplation devant le grand Marsyas ligoté et sanguinolent, suspendu au fond de la deuxième salle.
- Si vous avez l’occasion de passer par Toulouse, lui répondit Catherine, je vous conseille vivement de vous rendre à la station “Carmes”, de la ligne n°2 du métro : L’immense Voie lactée qui décore la voûte et la descente d’escalator est également de Jean-Paul Marcheschi, et c’est une réalisation magnifique...
Les trois femmes étaient maintenant entrées dans la tour et gravissaient l’escalier de pierre aux marches luisantes et mutilées par le temps. Par endroit, on voyait par de larges interstices le vide sous ses pieds...
À l’endroit où un escalier de bois neuf remplaçait la suite de l’escalier de pierre, effondré, leur guide obliqua à droite et les invita à pénétrer dans une salle de proportions identiques à celle qui se trouvait juste en dessous et qu’elles venaient de quitter. Celle-ci était carrelée, contrairement au rez-de-chaussée dont le sol était resté en terre battue.
- C’est la salle des Pierres, non ? demanda Géraldine en y pénétrant à la suite de Liselotte.
- Exactement ! sourit Catherine. Je vois que vous avez bonne mémoire !
- Pourquoi la salle des Pierres ? demanda Liselotte, en regardant alternativement les deux autres.
Leur guide s’approcha de la table – une simple plaque de verre posée sur deux tréteaux de bois et entourée sur trois côtés de fauteuils d’osier –, y saisit l’un des catalogues qui s’y trouvaient exposés et le tendit à la Danoise.
Celle-ci découvrit que la photo de couverture représentait la pièce où elles se trouvaient, mais encore planchéiée et non carrelée, et sans la moindre trace de mobilier.
Mais la différence essentielle était que, dans tout l’espace, suspendues aux énormes poutres transversales par des cordages de marine, pendaient de très gros blocs de pierre.
- La photo date de l’été 1995, expliqua leur guide à Liselotte. Cet été-là, Iannis Kounellis est venu faire une “installation”, comme on dit dans le jargon moderne. Et, pour cette salle où nous sommes, il avait choisi de faire ça. D’où son nom de “salle des Pierres”, depuis lors...
Catherine ne put en dire plus car, s’avisant soudain de cette présence humaine, les trois chiens qui dormaient à l’autre bout de la pièce, autour du canapé, des deux fauteuils de cuir brun et de la table basse en osier, se réveillèrent tous ensemble et s’approchèrent de leur petit groupe, le plus gros à pas lents et les deux autres en trottinant joyeusement.
L’un, visiblement le plus vieux, était un énorme labrador noir, probablement croisé. Le second un petit bouvier suisse à poil ras. Quant au troisième, Liselotte identifia tout de suite un bouvier bernois – parce que l’une de ses amies en possédait un, au Danemark –, mais qui ne devait pas avoir plus de deux mois, à en juger par sa petite taille, son poil laineux et sa démarche comiquement pataude.
- Vous n’avez pas peur des chiens ? s’enquit poliment leur guide. Ils ne sont pas méchants...
« Encore heureux ! », faillit répondre Géraldine, qui n’avait jamais été trop portée sur la gent canine.
- Mais non, ils ont l’air adorable ! s’exclama Liselotte qui, elle, les aimait beaucoup et regrettait parfois de n’en pas avoir un à elle.
- Dans ce cas, je vous présente Swann, Bergotte, et Elstir dit Monsieur Biche ! dit Catherine.
- Comme dans Proust ? s’étonna Liselotte, dont la connaissance qu’elle avait de la littérature française rendait parfois Géraldine un peu envieuse.
- On est snob ou on ne l’est pas ! fit alors une voix masculine, très grave et un peu ironique, juste derrière elles.
Géraldine et Liselotte se retournèrent, pour se retrouver face à un quinquagénaire massif, aux cheveux presque ras, et dont les yeux, derrière ses lunettes, étaient étrécis par les poches qui avaient élu domicile juste en dessous. Il promenait devant lui une bedaine de Monsieur Prudhomme satisfait de lui-même, et de l’existence en général.
- Mon mari... présenta leur guide. Nous faisons les visites alternativement...
- Vous avez de la chance d’être tombées sur elle, Mesdames : moi, je vous aurais probablement assommées de considérations parfaitement inutiles ! répliqua le gros homme. Bon, je vous laisse poursuivre...
Il se tourna vers les trois chiens qui faisaient la fête à Liselotte, pour la simple raison qu’elle s’était accroupie pour caresser le bébé bouvier et que les deux autres exprimaient par conséquent leur jalousie :
- Vous venez, les pépères ? On va se promener...
Le verbe eut un effet magique sur les deux bêtes adultes, qui cessèrent aussitôt de s’intéresser à Liselotte pour filer directement vers l’escalier.
- Ça vous ennuierait que je prenne le petit en photo ? demanda Liselotte à Catherine, tout en continuant à lui gratouiller le ventre.
- Mais non, pas du tout ! répondit celle-ci avec un large sourire. Allez-y, faites !
Le visage de Liselotte se rembrunit aussitôt :
- Ah, non, je ne peux pas : comme je pensais les photos interdites dans le château, j’ai laissé mon appareil dans la voiture, en bas...
- Tu veux que j’aille te le chercher ? proposa gentiment Géraldine à sa compagne. J’en ai pour une minute : si Madame accepte de nous attendre un peu...
- Mais bien sûr, allez-y : on a tout le temps ! répondit aussitôt leur guide. D’autant qu’on peut aussi photographier les œuvres exposées...
- Profitez donc de ce que je sorte, dit alors le mari de Catherine : la porte est un peu dure à ouvrir quand on manque d’habitude...
Géraldine descendit donc l’escalier inégal derrière la silhouette massive. Des deux chiens étaient déjà à la porte et remuait de la queue en couinant leur impatience. Ils filèrent dès que celle-ci fut entrebâillée.
- Je laisse ouvert : vous n’aurez qu’à repousser simplement le battant derrière vous, dit l’homme, juste avant de partir dans la même direction que ses chiens.
Géraldine Hébert descendit jusqu’à la voiture de location sans croiser quiconque, trouva en effet l’appareil numérique de Liselotte dans la boîte à gants, et remonta le raidillon. En se disant qu’il faisait de plus en plus chaud à mesure qu’on avançait dans l’après-midi.
Lorsqu’elle poussa le battant de bois, elle vit quelque chose luire faiblement, entre les grosses pierres mal jointes de l’entrée de la tour, d’où s’élançait l’escalier.
Machinalement, elle se baissa pour tenter de voir de quoi il pouvait bien s’agir.
Cela ressemblait à une sorte de broche, qui serait tombée et aurait par hasard glissé verticalement entre les deux grosses pierres polies par le temps et le passage des hommes tout au long des siècles.
Géraldine glissa l’index et le majeur entre les pierres, afin de saisir le petit objet. Elle y parvint non sans s’y être reprise à trois fois, et l’amena à hauteur de ses yeux.
C’était bien une broche, en effet, mais on pouvait difficilement qualifier l’objet de “bijou”, car il n’était pas très joli et encore moins précieux.
Géraldine se redressa et ressortit sur les marches extérieures afin de le voir en pleine lumière.
Soudain, elle identifia l’objet qu’elle tenait dans le creux de sa main, et son cœur se mit à battre nettement plus vite.
Il s’agissait d’un “cairn”, un insigne que portaient traditionnellement les scouts adolescents, et que l’on garnissait de “pierres”, à mesure qu’ils s’élevaient dans la hiérarchie de leur mouvement.
Un signe distinctif comme l’adolescente retrouvée morte le matin même, à l’autre bout de Plieux, devait sans doute en porter un.
Obéissant à une impulsion soudaine, Géraldine Hébert glissa l’insigne dans la poche de son jean, avant de monter rejoindre les deux autres femmes.

11 commentaires:

  1. Ce texte serait plus à sa place dans le Journal de Plieux, non?

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  2. Orage, c'est un extrait du BM qui se passe à Plieux.

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  3. C'est drôle. Vous vous décrivez vous même avec précision (la preuve, je vous ai reconnu, smiley etc.) mais pas du tout Catherine, qui n'est qu'une voix.
    C'est de l'anticipation, Elstir n'était peut être même pas né au mois d'août.

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  4. En effet, il est né le 13 septembre...

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  5. On veut la suite... On veut la suite...

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  6. "un quinquagénaire massif, aux cheveux presque ras, et dont les yeux, derrière ses lunettes, étaient étrécis par les poches qui avaient élu domicile juste en dessous. Il promenait devant lui une bedaine de Monsieur Prudhomme satisfait de lui-même, et de l’existence en général."
    Cette description ne correspond en rien à la personne que j'ai vue de mes propres yeux!

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  7. Francis : dans la suite, il n'y a plus de chiens...

    Orage : un peu de caricature n'a jamais fait de mal à personne !

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  8. Je ne découvre qu'aujourd'hui ces passages du BG en cours (ou terminé ?) qui se passent à Plieux. Je n'ai lu qu'"entre les lignes" pour me réserver le plaisir de cette lecture au moment où j'aurais le texte entier entre les mains.

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  9. Je ne découvre qu'aujourd'hui ces passages du BG en cours (ou terminé ?) qui se passent à Plieux. Je n'ai lu qu'"entre les lignes" pour me réserver le plaisir de cette lecture au moment où j'aurais le texte entier entre les mains.

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  10. J'aurais mis une virgule entre "adolescente" et "retrouvée" ou mieux, entre "distinctif" et "comme". Mon unique neurone a chuté peu après et j'ai dû revenir lire le début de la phrase. Je devrais vraiment m'en tenir aux BD, moi...

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