
Il est indubitable que Bergotte m'est la moins proche. Les mauvaises langues diront que c'est parce que c'est la seule femelle du trio et que je suis un indécrottable macho : méprisons-les gaillardement. Il n'est pas impossible que l'une des raisons soit sa taille : j'ai toujours eu une préférence marquée pour les grands et gros chiens – et pas seulement l'un ou l'autre : grands ET gros (là, je fournis un commentaire tout trouvé à Nicolas...). De ce fait, et par comparaison naturelle avec les deux autres, Bergotte m'apparaît comme une miniature ; un projet de chien. Ajoutez à cela qu'elle est bruyante et agitée – bref, que c'est une fille dans tout ce que ça comporte de pénible. Et, en plus, elle ne s'intéresse qu'à Catherine, cette petite conne à poil ras (je parle de Bergotte, on l'aura compris).
Swann, ensuite. Il est investi d'une affection qui ne peut se discuter, qui ne s'interroge jamais elle-même, simplement parce qu'il est le plus ancien, le chef de meute, le sage. Entre nous, l'amour n'a plus besoin de preuves ni de démonstrations. De temps en temps, quand ça lui prend, il vient poser sa tête sur mes genoux pour solliciter une caresse que je lui accorde avec empressement, mais sans hâte, comme quelque chose qui va de soi. Comme nous sommes vieux, raisonnables et fatigués tous les deux, nous n'abusons pas de ces effusions : lorsque je retire ma main de son pelage, il retourne à pas lourds dans son panier, apparemment satisfait. Et moi aussi (moi aussi satisfait : je n'ai pas de panier personnel).
Enfin vient Elstir. S'il est devenu mon favori (mais cela fait assez peu : il faut du temps et même une certaine application pour qu'un chien nouvellement arrivé trouve sa place), ce n'est pas, je crois, parce qu'il est le “petit dernier”, ce qui, au fond jouerait plutôt contre lui. C'est que, grandissant à vitesse constante, il ressemble de plus en plus à Balbec, qui reste et sans doute restera le chien des chiens, l'idée de chien, la truffe fondatrice. C'est du reste pour cette même raison que, avant de l'avoir, j'ai craint de ne jamais l'aimer : par peur qu'il ne ressemble trop au disparu. Or, il lui ressemble en effet, et de plus en plus. Non tant de visage, mais par certaines attitudes, regards obliques, port de tête, etc. Mais, plus Elstir se rapproche du modèle, plus en même temps il s'en différencie, s'en autonomise. Il est en train de devenir le fils de Balbec – car il serait tout de même exagéré de parler de réincarnation.
Bien entendu, vous n'êtes nullement obligés de venir leur répéter tout cela.