Ils
ne s'occupent que de nous, c'est entendu ; nous sommes leurs dieux et
leurs démons, leurs rêves et leurs cauchemars ; leur minutieux quotidien
et la totalité de leur vie. Néanmoins, parfois, chez le maître,
point le soupçon qu'il n'a pas l'importance qu'il se donne, qu'au fond…
Et si nos chiens se moquaient absolument de nous, mais, par une sorte
d'indulgence longanime, s'appliquaient à ne nous le faire pas voir ? Le
soir, par exemple. Ils sont là, autour de vous, dans les paniers ou sur
les tapis respectifs, ils dorment ou reposent, font semblant de l'un ou
de l'autre, qu'importe : ils sont tranquilles.
Et alors,
vous mettez de la musique ; je veux dire que, pour eux, vous produisez
soudain du bruit. Qu'importe ce qui sort de vos haut-parleurs – la
sonate D 960 de Schubert, Claude François, Stockhausen, Charlie Parker,
Guillaume de Machaut, Léo Ferré, ou même cette vomissure de nègre
décérébré et violent qu'on nomme rap –, vos chiens s'en foutent, ils ne bougeront pas une oreille, qu'ils ont pourtant fine. Vous pouvez monter le son : aucune réaction ; ils sont ailleurs tout en étant là, et vigilants : ils n'entendent
pas ce qui vous ravit, ils doivent sans doute se concentrer sur autre
chose, sur un essentiel qui nous échappe plus ou moins. Leur essentiel,
c'est nous ; mais pas du tout ce qui nous occupe et nous distrait.