samedi 14 novembre 2009

Cet étrange bonheur sans cause

Il y faut un nombre d'ingrédients presque impossible à réunir. Mais la réunion se produit parfois, notamment le soir – uniquement le soir, en fait.

Le fauteuil auquel on est accoutumé, qui ploie sous votre masse, se plie à ses rotondités, gomme les quelques aspérités qui vous restent.

La porte de la maison doit impérativement être entrouverte, afin que vous perceviez le bruit du vent dans les branches, et que vous vous demandiez, lorsqu'il se lève, s'il s'agit bien du vent ou alors d'une pluie soudaine. Il convient aussi que le fauteuil soit disposé face à la fenêtre regardant le tilleul, de manière à voir ses branches s'agiter absurdement, mais en lien avec l'esprit général de la scène.

Un peu de musique ne sera pas superflu – je recommande un saxophone ténor. Mais le choisir avec soin ! Lester Young me semble idéal ou, à défaut, Buck Hill, entre deux couplets de Shirley Horn, tricotant un pont pour pieds très légers.

Chacun réglera la lumière comme il l'entend.

Tout cela n'est bien sûr que le décor, un vieux théâtre guignol, où il pourrait fort bien ne rien se passer du tout : maintenant, il vous faut trois chiens.

Ils ont mangé une ou deux heures plus tôt ; les deux moins vieux ont ensuite joué à faire semblant de s'entremordre, sous l'œil du plus vieux qui est aussi le plus massif et le plus uniformément noir.

À présent – et on en prend conscience au milieu du chorus –, ils dorment. Ou ils jouent à être déjà morts, on ne sait pas. L'ancêtre est dans son panier – juste à portée de votre main gauche, mais vous avez garde de ne pas l'éveiller, alors que peut-être il aimerait ça. La petite (on l'appelle ainsi parce que, à terme, c'est en effet elle, la seule femelle, qui restera la plus menue – mais elle n'en sait encore rien, elle roule des mécaniques) est allongée sur le flanc, entre la table basse et le panier de l'ancêtre. Sur le flanc droit, parce que le hasard l'a décidé ainsi : elle tiendrait tout aussi bien son rôle à l'inverse.

Le nouveau venu est invisible, du fauteuil où vous êtes. Vous savez qu'il dort aussi ferme que les autres, mais vous ne le voyez pas. Il est sous la table dont nous venons de parler ; sans le savoir, il profite de sa chance de pouvoir s'y glisser encore – dans quatre semaines au plus c'en sera terminé. Du reste, en ce moment, sans qu'il en sache rien, chaque jour qui passe est la mort irrémédiable d'un petit détail de son existence. Vous, dans le fauteuil, main à portée de bière, vous vous dites qu'il en va de même pour vous et pour tout être. Mais, juste après que cette pensée s'est présentée, un peu d'ironie déforme votre sourire. Pour l'effacer, vous regardez de nouveau les chiens – c'est-à-dire les deux que vous voyez. Et vous pensez surtout à l'Invisible, peut-être pour cette raison.

Comme aucun d'eux ne fait le moindre mouvement, sauf parfois une imperceptible trémulation des pattes, onirique probablement, vous avez tout loisir de rameuter – et c'est le mot – l'Invisible Majeur, celui qui n'est même plus sous la table. Comme le vent forcit, l'envie vous prendra peut-être de prononcer son nom à voix haute. Pour savoir si ces deux syllabes nettes – douce la première, claquante la seconde – auront pouvoir de réveiller les trois autres. Et vous ne direz rien, sachant qu'aucun ne bougera, même pas l'ancêtre dans son panier tout neuf, imperial pullman, gris métallisé, couchette GTI.

Finalement, le vent s'apaisera traîtreusement au moment où il devenait indispensable, les chiens n'en sauront rien, ils continueront à vous faire confiance et à le prouver par leur sommeil rigoureux. Vous hésiterez à bouger, alors qu'il le faut bien. Vous vous demanderez s'il le faut réellement, en étant certain que non.

Finalement, vous vous lèverez, pour vaquer à quelque chose.

14 commentaires:

  1. T'arrives à penser à tout ça pendant qu'on discute ?

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  2. On ne discutait plus, tu étais partie t'installer devant la télé...

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  3. Merci pour ce plaisir du matin, un régal en ce jour de pluie (ça arrive aussi chez nous).
    J'aime la syllabe claquante, et j'ai trouvé une faute, c'est rare chez vous, c'est pour ça qu'on les remarque.
    Je crois que je sais peut être pourquoi vous l'avez faite. Vous avez écrit vite pour ne pas oublier cet instant qui passe vite.

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  4. Et moi j'ai fait une répétition, pan dans ton bec, Mère Machin.

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  5. Mère Castor : c'est du sadisme ! Vous auriez pu me l'indiquer, cette faute, plutôt que de m'obliger à tout relire mot à mot !

    (Du coup, j'en ai trouvé trois...)

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  6. C'est du sadisme ! Il va falloir que je relise pour savourer, les fautes me gâchent la lecture, chochotte que je suis.
    La "mienne" était un verbe en "er"où il aurait fallu "ez".

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  7. Trois bière, tout de même !

    (C'est-à-dire rien, vous avez raison...)

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  8. ...fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne...

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  9. Je vis entourée des fantômes de mes chiens disparus et ils me visitent souvent en rêve.
    Vous m'avez fait pleurer...

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  10. comme c'est bien dit et comme c'est très vrai;
    je sais ,nous aussi nous habitons chez les chiens !!!

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  11. Voilà un billet qui se lit vraiment très bien sur fond de Lester Young et de vent.
    Et qui me fait penser à mon Invisible à moi.

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  12. En fait, le seul moment où on n'a vraiment pas le temps de penser aux chiens disparus, c'est le matin au lever. quand il faut commencer par éponger toutes les déjections nocturne du petit dernier, en évitant que la meute de les étale consciencieusement partout pendant qu'ils vous font fête...

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  13. Vous, vous m'inquiétez et vous me ravissez, suivant le vent.

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